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Portrait d'agent : Philippe, gardien à l'abbaye de Jumièges

Cet article a plus d'un an et est à considérer comme une archive
©Mathieu Deshayes

A 62 ans, Philippe Jean occupe la fonction d’adjoint du patrimoine à l’abbaye de Jumièges. Gardien résident animant des visites guidées, ce passionné d’histoire partage plusieurs fois par jour avec le public sa connaissance parfaite du monument jumiégeois.

C’est l’histoire d’un amour pur, inconditionnel et qui ne se fanera jamais. Celui que porte un homme, Philippe Jean, à l’art, l’histoire et la beauté. Les prémices de cette fiévreuse inclination remontent à l’enfance. « J’ai toujours aimé l’histoire. Avec mon père on en parlait souvent à table. On se crêpait le chignon à propos de dates ou d’évènements plus ou moins connus. Il aimait peindre aussi. Il y avait plusieurs œuvres de sa main, accrochées aux murs de la maison. C’est peut-être ça qui m’a donné le goût de la peinture ».

Originaire de Basse-Normandie, Philippe a grandi dans un milieu ouvrier. Un sempiternel et vain cliché certifie que la classe sociale est hermétique aux subtilités de l’art. Ce stéréotype creux et faux, Philippe le pourfend allègrement. « Quand j’étais ouvrier métallurgiste, mon usine de traitement du cuivre était au bord de la mer. A la pause de midi, j’allais déjeuner avec les mouettes. On admirait ensemble les vagues et le ciel. J’ai toujours été un contemplatif et là, c’était comme admirer un tableau mouvant. »

Un jour, l’usine ferme. Il faut vite trouver un nouveau travail. Ce sera dans une entreprise privée d’électronique. Mais Philippe a des doutes. Il se questionne sur son avenir. « Un dimanche, je vais au Louvre pour me changer les idées. A un moment, mon épouse me demande si je ne voudrais pas être gardien de musée. Ça a été comme un déclic ». Philippe se met en quête de vacations sur des expositions temporaires. Tous les musées de Paris reçoivent une candidature spontanée de sa part. Les réponses sont négatives et plusieurs semaines passent avant qu’un appel en provenance du Louvre ne change tout. « Il y avait une place libre sur une rétrospective consacrée à des dessins de Michel-Ange. J’ai dit oui et quitté mon poste, très impatient de commencer ». Philippe ne le sait pas encore, mais cette nouvelle aventure va marquer un tournant dans son existence.

Cette première expérience se passe bien pour le gardien en herbe. Là où certains surveillants de salles contiennent difficilement leurs bâillements, Philippe, lui, a des étoiles plein les yeux. Il savoure et déguste en esthète sensible les chefs d’œuvre de Michel-Ange. Sa rigueur et son enthousiasme donnent pleine satisfaction aux responsables du Louvre. On le rappelle pour d’autres vacations. Une période d’intense bonheur commence alors. « Je changeais de salle tous les jours. C’était l’extase, surtout quand il fallait travailler de nuit. J’avais La Joconde ou La Victoire de Samothrace pour moi tout seul, dans un silence de cathédrale ». La poésie et l’humour affleurent parfois dans les propos de Philippe, sublimant encore plus l’exaltation des premiers temps. « La nuit, l’éclairage est minimal. Avec les bateaux-mouches qui passent lentement sur la Seine, il y a alors tout un jeu d’ombres complexes et fuyantes qui se fait dans les salles. C’est sublime et pour l’ambiance, c’est Belphégor dans chaque recoin du musée ! »

Dans sa caverne d’Ali Baba, Philippe est épanoui mais entre deux vacations, il doit gérer des périodes d’inactivité. Pour cette raison, il passe, avec succès, le concours de gardien. Fort de son diplôme, il parvient à être nommé au Musée national de la Renaissance, au château d'Écouen, près de Paris. Peu de temps après, c’est en direction du Var qu’il se dirige, pour travailler à l’abbaye cistercienne du Thoronet. Datant du XIIe siècle et parfaitement restauré, le site est un joyau patrimonial. Aux alentours, la vie culturelle est trépidante et le climat du sud est favorable aux excursions sur le littoral. Cependant, la famille est loin. Et après quelques années, le désir d’aller revoir sa Normandie se fait de plus en plus insistant pour Philippe. Il épluche les avis de vacations sur toute la France. Jusqu’au jour où la perle rare apparaît : un poste de gardien à pourvoir à l’abbaye de Jumièges. « J’ai immédiatement saisi l’occasion. Ce n’était pas loin de mes racines et en plus, le poste venait avec un logement. Quant à l’endroit en lui-même, c’était une vraie madeleine de Proust pour moi. J’en avais beaucoup entendu parler à l’école ».

Arrivé en 1996 à l’abbaye de Jumièges, Philippe ne l’a plus jamais quittée. Et c’est en amoureux follement épris qu’il exprime son inaltérable fascination pour le monastère bénédictin. « Ça fait 32 ans que je suis là et je ne me lasse pas de faire visiter l’endroit. Je vois cette abbaye comme un paradoxe, une peinture qui se renouvelle constamment, une œuvre d’art totale ». Passionné et passionnant, Philippe insiste bien sur un point : nul ne peut rester insensible face à pareil monument. « Ici, on est entre deux mondes : le puissant de la pierre et le fragile des ruines. Le passé et le présent, la terre et le ciel, l’humain et le divin. Ces oppositions révèlent la spiritualité dont l’abbaye déborde ».

Il y a quelque chose de Fabrice Lucchini dans la personnalité de Philippe, le goût pour le cabotinage en moins. Car ses tirades aussi érudites que fleuries à la gloire des musées sont toujours marquées du sceau de la sincérité. Au détour d’une phrase, des vers de Lamartine résonnent. Un peu plus loin, ce sont les grands noms de la littérature qui ont parcouru le site qui défilent. « Gamin, Maurice Leblanc courait dans les ruines, car son oncle habitait en face ! Victor Hugo est venu, en bon voisin. George Sand aussi. Et faut-il parler des figures historiques ? Charles VII, Guillaume le Conquérant, François 1er, les Vikings, les nazis… l’abbaye a tout connu ! » Aujourd’hui, à la haute saison, Philippe effectue trois à quatre visites par jour. Il s’adapte toujours à son public en ne perdant jamais de vue sa priorité : donner envie aux gens d’aimer l’endroit et d’en ressentir toute les dimensions, spirituelles comme culturelles. « Oui, la culture est essentielle. Elle ouvre les horizons et les portes de l’esprit. Grâce à elle, on doute et on découvre ».

Si l’abbaye était une œuvre littéraire, elle serait peut-être À la recherche du temps perdu, tant la notion de mémoire est primordiale. « Les souvenirs sont un peu comme les ruines : imparfaits. On vit tous avec, ils font partie de nos réalités intrinsèques. En cela, je pense que l’abbaye agit comme un miroir de ce qui nous constitue ». Qui sait, dans la galerie de souvenirs que l’abbaye reflète chez Philippe figurent peut-être inconsciemment des moments d’enfance où il contemplait chez lui les peintures de son père ?

Le site internet de l'abbaye de Jumièges figure à cette adresse.