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Ginette Kolinka : des mots à l'épreuve de l'indicible

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©Julien Paquin
Jeudi 14 septembre, à Saint-Etienne-du-Rouvray, l’INSA accueillait une conférence de Ginette Kolinka, dernier témoin vivant français de la Shoah et rescapée du camp de Birkenau. Âgée de 98 ans mais toujours alerte, elle s’adressait à des collégiens venus écouter le récit de son calvaire subi en 1944.
 
Il est 13h20. Peu à peu, l’auditorium de l’INSA se remplit. Des élèves de 3e du collège stéphanais Paul-Eluard gagnent leur place. Des photographes vérifient leur appareil. Les professeurs papillonnent et les responsables s’affairent. L’assemblée bruisse dans une effervescence ascendante. On croirait à l’arrivée imminente d’une vedette mais c’est une petite dame d’un certain âge, installée sur une chaise roulante qui franchit l’entrée : Ginette Kolinka. Dans deux ans, si le destin l’autorise, cette passeuse de mémoire atteindra un siècle d’existence. Tout un symbole pour cette femme qui faillit tant de fois perdre la vie à l’orée de ses vingt printemps et qui, aujourd’hui, part à la rencontre des jeunes pour leur exposer sa tragique expérience, éveiller leur conscience quant au respect de l’autre et militer pour un idéal du vivre ensemble.
 
 
Des applaudissements résonnent alors qu’elle se lève et se dirige vers un des deux sièges de la scène. D’un sourire et d’un geste de la main, Ginette esquive les acclamations. Elle dit ne pas les mériter. Une fois posée et munie d’un micro, elle débute son intervention en posant les décors de sa tragédie intime et de celle de tout le peuple juif : Auschwitz et Birkenau. Face à elle, l’assemblée est devenue silencieuse. Elle est déjà absorbée par le témoignage de la survivante. « Auschwitz était une caserne de soldats polonais. Birkenau, c’était un petit village de paysans, tous expulsés au moment de l’invasion allemande du pays. Les deux camps sont très différents. Celui de Birkenau, où je suis restée, a été construit. Pour tuer. C’est le camp de la mort. » Après cette introduction, Ginette s’adresse au premier rang et demande : « jeune homme, vous me trouvez normale ? ». La réponse qu’elle recueille est positive. « Je suis d’accord avec vous. Mais pour un monsieur, Hitler, je ne le suis pas car je suis juive. » Dans le sillage de cette phrase est prononcé pour la première fois le mot « haine ». Il reviendra des dizaines de fois au cours de l’après-midi. « En réalité, des gens qui haïssent, souvent ils ne savent même pas pourquoi ! Alors, réfléchissez bien. Car la haine mène à des Birkenau. Des gens n’ont pas la même couleur de peau, ni la même religion que vous… mais ils ont le droit de vivre ! »

Aussi attentif que le reste du public, Régis Delabrière n’est pas insensible à ces paroles. Il est le principal du collège Paul-Eluard. Lui et plusieurs membres de son équipe sont à l’initiative de cet après-midi de rencontre. « Cette conférence est partie d’un débat sur la laïcité et la tolérance. Nous avons pensé à faire venir quelqu’un, un symbole, qui pourrait intervenir sur un format simple : une heure de récit et trente minutes d’échanges. Après, tout va être repris avec des professeurs d’histoire-géo, notamment en préparation d’une journée spéciale laïcité dans notre établissement. Les élèves de troisième seront les moteurs de ce projet et de cette vraie réflexion. »
 
Ginette Kolinka poursuit son récit. Elle détaille l’arrestation en mars 1944 - résultant d’une dénonciation - d’elle, de son père, son frère et son neveu. Pour eux, la déportation sera un aller sans retour. Le périple commence par Drancy. Elle n’y a pas de mauvais souvenirs. « J’avais 19 ans et j’étais naïve. Je pensais qu’on nous emmènerait dans un camp de travail, dans des champs ou des usines, rien de plus. Je n’avais pas peur. » Les nazis font venir des trains. Ils les conduiront à Birkenau. Sur les rails, le cauchemar est en marche. Les prisonniers de tous les âges sont entassés comme des bêtes. Un unique seau sert de latrine. Très vite, un remugle emplit le wagon. Au dehors, les paysages défilent. Les journées sont interminables et le froid est sibérien. C’est en Pologne que le train stoppe sa course. Une délivrance met fin au supplice de Ginette et de ses camarades d’infortune. Celle des portes s’ouvrant et laissant l’air pur s’engouffrer. « Mais nous n’étions pas encore au camp. Il fallait marcher un kilomètre à travers champ. Alors ils nous ont séparé. Ceux qu’ils jugeaient trop faibles allaient dans des camions, soi-disant pour se reposer. J’ai dit à mon père d’y aller car à 61 ans, il aurait peiné. Il est allé dans le camion. Je ne l’ai plus revu. Il allait être assassiné. Mon frère et mon neveu ne mourront pas avec lui mais plus tard. »
 
 
La meurtrissure de la culpabilité est encore palpable dans sa voix. Ginette interrompt alors son récit. Elle se lance dans un sondage et questionne toute l’assemblée. « Qui, parmi vous, a moins de 15 ans ? » Des mains se lèvent. « Alors vous seriez morts. Les nazis les exécutaient, tout comme les femmes de plus de 45 ans et les hommes au-delà de la cinquantaine. » Un frisson parcourt les rangées de jeunes. Ginette poursuit, « on parvient au camp. Des fumées sortent de cheminées. Je pense à une usine. Nous rentrons et je remarque les murs de barbelés, les miradors, les soldats et leur mitraillette pointée vers nous ». L’arrivée est un supplice. Tous les prisonniers sont dénudés. « J’ai eu une énorme honte de l’être devant des gens. La tête basse, je regardais mes pieds. Curieusement, je m’en souviens plus que le reste, quand on nous a tatoué, rasé, jeté dans des douches glacées et puis brûlantes. »
 
Le quotidien est terrible. Lever au milieu de la nuit. Il faut être dehors trois minutes après sous peine d’être frappé. Une eau saumâtre en guise de café et le travail ininterrompu jusqu’à midi. « Des travaux de terrassement très durs, on était épuisés. Le midi, on avait une soupe. Comme je le dis toujours, j’ai eu malgré tout beaucoup de chance. En 44, l’Allemagne reculait. Elle mobilisait les ouvriers. Ils partaient au front. Les prisonniers prenaient donc leurs postes. » Après Birkenau, Ginette va être emmenée à Bergen-Belsen, pour travailler dans une usine. En le racontant, elle ne peut s’empêcher de sourire, « ça a été le paradis comparé à Birkenau. Le directeur nous avait empêché de manger avec le reste des employés. Mais un jour, le contremaître, un brave homme, a eu pitié de nous et nous a permis de nous asseoir où on voulait. Des copines cherchaient par terre des choses à manger, des miettes par exemple. Et une d’entre elles trouvent une poubelle, vous vous rendez compte ? Pour nous, complètement affamées et à bout de forces ? Il y avait des épluchures ! Toutes se sont jetées sur elles. Les ouvriers ont alors réalisé à quel point nous étions désœuvrées. Et le contremaître, tous les matins, même s’il n’en avait pas le droit, nous glissait du pain, avec quelquefois un bout de viande dessus ou du fromage. Peut-être que si je suis là, c’est grâce à ce monsieur ? ».
 
 
Après cette anecdote, Ginette aborde la fin de la guerre. Comment les nazis les ont abandonnés à leur sort. Comment elle a pu revenir en France et retrouvé sa famille. Les souvenirs sur cette période sont un peu plus nébuleux mais des instants demeurent gravés à jamais. Le jour de son retour, la concierge de l’immeuble la voit et la confond avec un homme. « J’avais perdu 40 kilos et je n’en faisais plus que 26. On s’est tombés dans les bras avec ma mère mais je n’ai pas pleuré. Je ne pouvais plus pleurer. Je lui ai appris que papa, mon frère et mon neveu étaient morts, on les avait gazés. »
 
L’histoire de Ginette ne prend pas fin avec ces retrouvailles. C’est ce qu’elle fait comprendre aux jeunes qui lui posent de nombreuses questions lors du temps d’échanges concluant la conférence. Une élève de troisième s’interroge sur le tatouage du numéro 78 599 au bras gauche de la survivante. « Très longtemps, j’ai voulu l’enlever. Il est joli pourtant, la personne qui l’a fait était douée, les chiffres sont tous de la même taille. On en voyait parfois de franchement ratés. C’est dès la Libération que j’ai voulu m’en débarrasser, et pas par honte d’avoir été déportée mais parce que je ne voulais plus en parler. Alors je le cachais avec des manches. Si l’été, j’allais à la piscine, je mettais des pansements. » Le déclic qui a vraiment fait de Ginette une passeuse de mémoire vient de ce tatouage justement. « Je travaillais dans les marchés et un jour je rends la monnaie à une cliente. Elle voit mon numéro et me dit en riant, « vous avez peur d’oublier votre numéro de téléphone ? ». J’ai réalisé que tout le monde n’était pas au courant. Je croyais que c’était l’inverse. Alors j’ai décidé de parler, de raconter. »
 
 
La conférence s’achève. Des applaudissements nourris félicitent Ginette qui, une fois encore, les réfutent, « ne m’applaudissez pas ! Je n’ai pas eu de courage, simplement de la chance. J’espère que ces choses n’arriveront plus jamais alors tolérez les autres, nous sommes tous pareils. A présent, vous êtes vous aussi des passeurs de mémoire. J’espère que vous l’avez compris ». Les jeunes de l’audience descendent les marches et se rassemblent spontanément vers la rescapée. Elle disparaît derrière la forêt de collégiens, venus lui témoigner leur admiration. Même affaiblie, elle prend le temps de répondre à chacun et chacune, avant de tirer sa révérence. Bientôt, elle reprendra la route pour rencontrer d’autres jeunes dans d’autres villes. Même au crépuscule de sa vie, Ginette trouvera toujours la force de délivrer son message de paix et de bienveillance aux nouvelles générations. Sera-t-elle écoutée et comprise ? Les réactions impressionnées et respectueuses de son auditoire seinomarin semblent en tout cas le préfigurer.